Léandre et Albertin

Depuis qu’Albertin était mort, sa vie était ennuyeuse. Le fantôme s’était retrouvé lié on ne sait trop comment à une paire de lunettes. Point positif: les lunettes étaient devenues incassables et s’adaptaient étrangement à la vue de leurs utilisateurs; point négatif: Albertin n’avait pas d’autre choix qu’hanter les personnes qui portaient ces lunettes. Après être passée quelques temps de mains en mains, puis de cabinet de curiosité en cabinet de curiosité, la paire de lunette se trouva remisée et finalement jetée à la poubelle. C’est ainsi qu’Albertin se retrouva plusieurs années à hanter une décharge sans que quiconque ne s’en aperçoive.

Une nuit, un homme au teint cadavérique entreprit de rentrer en douce dans la décharge. Fort de son succès, il commença à fouiller dans tous les recoins, maugréant sur la plupart de ses découvertes, parfois récupérant quelques babioles. Au bout de deux heures à retourner la décharge, il tomba sur la paire de lunettes d’Albertin. Ni une, ni deux, il l’enfila et pesta, visiblement ça n’était pas sa correction. Un instant plus tard, les verres s’adaptèrent à sa vue. Surpris, il regarda autour de lui pour s’assurer qu’il voyait bien net, quand il s’aperçut qu’un autre énergumène se tenait là, à deux pas de lui.

«  Salut !, tenta le fantôme

— Ah! Mais depuis quand vous êtes là, vous?!

— Un moment, mais vous n’étiez pas en capacité de me voir.

— Vous avez visiblement le sens de l’humour.

— Non mais je veux dire… Vous me voyez parce que vous portez les lunettes.

— Ah, super. Un cinglé. Ça faisait longtemps.

L’inconnu se retourna et se remit visiblement à fouiller en bougonnant. Albertin attendit un moment, puis s’adressa de nouveau à l’homme.

— Je suis sérieux!, s’écria-t-il, Je suis bloqué avec ces lunettes dans la décharge. Enlevez-les, et vous verrez que vous ne me verrez plu, ni ne m’entendrez.

— J’y compte bien, tiens.

Joignant le geste à la parole, l’inconnu retira ses lunettes et les jeta d’un geste désinvolte. Quand il se redressa, il fit un tour sur lui-même et constata que la décharge était vide. S’étant visiblement débarrassé de son interlocuteur, il récupéra les lunettes en pestant quelque chose sur le fait que ça aurait été dommage de rater une telle affaire, et les remit.

— Vous voyez, je suis toujours là.

— Un fantôme. Il fallait que je tombe sur la seule paire de lunettes hantée de la ville, c’est pas vrai. Bon, écoute Casper, je vais quand même garder les lunettes, t’as intérêt à pas être trop relou.

— Albertin, mon nom c’est Albertin. Et chouette, ça me permettra de quitter la décharge.

— Albertin, tu parles d’un nom.

— Et vous, comment vous vous appelez?

— Léandre, articula à peine le myope, dans un bougonnement

— Et vous rigolez de mon prénom?

— Oui, bon, on t’as pas sonné! Tiens-toi tranquille, sinon j’enterre tes binocles.

— D’accord, d’accord. C’est bon, désolé.

Sans chercher à discuter plus longtemps, Léandre rebroussa chemin vers le passage qu’il avait emprunté pour entrer dans la décharge. Après quoi il commença à cheminer dans la ville, passant par des routes improbables, faisant régulièrement des arrêts pour récupérer des choses ça et là, et en déposer d’autres ailleurs. Peu avant le lever du soleil, il pénétra dans un immeuble étonnamment chic en contraste avec le butin qu’il avait accumulé durant la nuit. Il s’engagea dans une cage d’escalier et descendit. Finalement, il arriva devant ce qui semblait être une vétuste porte d’appartement qu’il ouvrit et s’engouffrât dans l’espace en refermant sèchement derrière-lui. Pendant tout ce temps, Albertin n’avait cessé de le suivre, trop heureux de redécouvrir la ville, s’émerveillant des moindres choses mais veillant à ne pas s’adresser directement à son camarade. Ainsi, quand ils pénétrèrent dans le miteux appartement sous-terrain de ce dernier, il essaya de se faire discret tout en jetant des œillades curieuses aux alentours.

— Bon, lâcha enfin Léandre, comment ça fonctionne ton truc? Est-ce que t’es obligé d’être dans la même pièce que moi en permanence? Tu peux toucher des trucs?

— Si je m’éloigne trop des lunettes, je commence à me sentir mal et je finis par être comme transporté de nouveau à leur côté. Je dirai que le rayon varie avec le temps, mais je peux bouger sur une quinzaine de mètres sans problèmes quand tu les portes, un peu plus quand elles sont posées. Pour…

— Vachement variable ton truc, ça a pas l’air d’être une science exacte.

— Je fais avec. Pour ce qui est du touché, donc, je peux toucher des objets mais en début de hantise, je ne suis pas capable de déplacer quoi que ce soit. Il faut que je commence à m’ancrer à un lieu, ou une personne, pour que je puisse saisir des objets.

— Ok ok, bon ben t’auras qu’à dormir sur le canapé.

Décontenancé par cet échange, l’esprit ne sût que lâcher un timide “merci”. Apparemment Léandre semblait avoir décidé que la conversation était finie puisqu’il partie dans une autre pièce. D’abord penaud, Albertin finit par faire le tour du propriétaire tranquillement. L’appartement semblait avoir été plutôt correct à une époque malgré ses petites fenêtres en hauteur, désormais condamnées. La salle de bain était équipée d’un miroir assez grand, dans lequel il pouvait observer son reflet. Il appela Léandre, ce dernier apparut dans le cadre de la porte, accompagné de l’air renfrogné qu’il semblait porter en permanence.

— Merci beaucoup Léandre, d’avoir choisi de garder les lunettes. Ça faisait bien longtemps que je n’avais pas vu mon reflet aussi clairement!

— Ah ben profite, ça en fera au moins un de nous deux équipé pour.

À ces mots, Albertin se retourna vers le miroir et constata que l’image de son hôte y était absente.

— Et oui, le fantôme crèche chez un vampire. Le comble du surnaturel. Allez, bonne journée. Et t’avise pas de rentrer dans ma chambre. »

Sur ces paroles, le suceur de sang disparut dans une pièce et laissa le spectre sur place. Celui-ci décida qu’il serait plus sage d’aller se faire discret dans le salon, et prit un des nombreux livres de seconde main qui y traînaient pour se distraire les idées. Il avait jeté son dévolu sur un zine contenant un récit nommé The Taqwacores, qui relatait les évènements d’un milieu musical punk islamique fictif aux USA. Tandis qu’il se plongeait dans les tribulations de Yusuf Ali, il ne pouvait s’empêcher de penser à son hôte et s’interroger sur les conditions de vie de ce dernier.

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